Poisson mythique, objet de toutes
les convoitises… lequel d’entre
nous n’a pas rêvé, un jour, de
combattre "la Grosse du Pont" ?
Vous savez, ce monstre qui hante plus
souvent l’imagination que l’aval des
piles de ponts !
Ceette chance rare échut, pourtant, à mon
beau-frère, une mémorable journée de juin, en un
combat homérique !
Juin entrait en sa deuxième décade et une légère brise
d’Est entretenait désespérément un soleil généreux
depuis plusieurs semaines déjà. À tel point que l’eau
venait à manquer dans nos rivières, amenant nombre
de préfets à prendre des "mesures conservatoires"…
comme ils disent. En un mot, la sécheresse menaçait…
pour le plus grand bonheur des estivants qui
profitaient allègrement des joies de la baignade !
Et cette petite plage, juste en aval du pont de
BOUZIC, n’échappait pas à la règle : une multitude de
serviettes de bain s’étalaient en un patchwork coloré.
Les traces relevées sur le sable attestaient, sans doute
possible, de la fréquentation assidue d’une espèce
engendrée par le soleil : les baigneurs
Les traces, sur le sable chaud, étaient extrêmement
claires. On pouvait relever de grandes empreintes
appartenant, indubitablement, aux mâles dominants
"suités" de plusieurs femelles accompagnées, ellesmêmes,
de leurs petits. Il y en avait là de "tout poil",
de "tout acabit" : des gros, des maigres, des bronzés
et même des tout laiteux… sans doute les albinos de
l’espèce. Un vrai régal pour les rayons de soleil.
Et tout ce beau monde s’ébrouait, joyeusement, dans
l’onde rafraîchissante !
Il va sans dire que tout ce tintamarre n’était pas du
tout du goût de nos truites.
Frédo, mon beau-frère, et moi-même, bien qu’ayant
peigné laborieusement tous les courants qui auraient
pu cacher une truite, commencions à ressentir une
légitime lassitude : le noir découragement nous
gagnait lentement mais inexorablement : aucun
poisson ne paraissait avoir mis le nez dehors !
Depuis l’aube, sèches, noyées, nymphes, tout y était
passé sans plus de succès. Seules, quelques juvéniles
pressées de grandir avaient daigné s’intéresser à nos
mouches. Une misère quoi !
Un soleil de plomb, pratiquement au zénith, cognait
dur sur notre nuque et, ruisselants de sueur, nous
décidâmes de nous accorder quelque moment de
repos sur ce fameux pont.
Avachis contre le parapet amont qui nous procurait un
semblant d’ombre, bercés par les cris joyeux des
baigneurs qui nous parvenaient de plus en plus
lointains et de plus en plus confus… une somnolence
réparatrice commençait à nous gagner. Sans doute
aucun, j’ai sombré "en un petit roupillon" !
Une paupière qui se soulève péniblement, sitôt
refermée l’oeil ébloui par un soleil agressif, et j’ai juste
le temps de distinguer la silhouette de mon beau-frère
déjà debout.
Deuxième tentative : avec précaution, je soulève
imperceptiblement une paupière… puis l’autre et, peu
à peu, mes yeux s’habituent à cette débauche de
clarté.
Voilà mon Frédo qui fouille dans sa boîte à mouches
et, l’air inspiré comme un prédicateur promettant les
flammes éternelles à ses ouailles, en extirpe une
chose bizarre qui, à vue de nez, ressemble à un
"monstrueux streamer"… au moins de 2/0 !
Puis, le plus calmement du monde et sérieux avec ça,
commence à le fixer au bout de son bas de ligne qu’il
a changé durant mon sommeil… au moins du 30 en
pointe !
- "T’es pas fou ? tu veux faire quoi avec ce truc ?"
- "T’occupe ! Tout le monde sait qu’il y en a toujours
une, très grosse, sous chaque pont… et je vais me la
faire, je le sens ! Prépare l’épuisette".
- "T’es cinglé, mon pauvre Frédo ! La seule chose que
tu vas réussir à faire, c’est de te "foutre" le streamer
dans l’oeil !"
- "Cause toujours ! Tu vas moins rigoler tout à
l’heure."
Et incrédule, car pour tout vous dire je pensais qu’il
blaguait, je le vois se pencher tant se peut par-dessus
le muret, le buste dans le vide, les pieds ne touchant
plus sol, jusqu’à une position horizontale en un
équilibre précaire.
Et le voilà qui, laborieusement, commence ses faux
lancers. Le streamer disparaît et réapparaît régulièrement,
dévastant tout sur son passage, ricochant
furieusement sur le mur du pont, écorchant même une
fois le bitume de la route. Il siffle, rugit, mugit,
bourdonne comme une guêpe furieuse, frôlant
dangereusement les oreilles, le crâne, le cou de
l’inconscient.
Mais plus rien ne retient le "chef d’orchestre" fou !
Prudemment, je m’écarte… Des fois que ?
Et voilà que mon Frédo cesse de batte la mesure.
Le "Maestro" se concentre… le souffle court, l’oeil
vitreux… prêt à toute éventualité : son streamer
pêche, ondulant mollement sous le pont : sa "méga
baguette" s’anime maintenant de faibles soubresauts.
On dirait qu’elle cherche son souffle pour
reprendre, soudainement, la mesure d’une polka
endiablée. Et le manège dure, ainsi, depuis un long
moment déjà : faux lancer, dérive du streamer, faux
lancer, nouvelle dérive…
Cramoisi, au bord de l’apoplexie, le "Maestro" doit
pourtant régulièrement se redresser : l’estomac
comprimé, l’air atteint difficilement ses poumons !
- "Ouahou ! Ça y est, je l’ai … viiite Nicolo,
l’épuisette ! "
En effet, le scion de son fouet s’anime frénétiquement
comme aspiré par un monstrueux poisson.
- "Arrête de déconner, Frédo, tu tiens un herbier !"
- "Non, non… Je te jure, regarde comme elle tire !".
Bien sûr ! La canne plie, limite rupture, mais ce ne
peut être un poisson… Trop gros, trop violent !
Pourtant, en y regardant de plus près, "ça" ne peut
pas être un herbier qui tire aussi frénétiquement :
c’est vraiment "LA TOUCHE" !
Et… quel poisson cela doit être : un saumon sans
aucun doute ! Il en remonte quelques-uns de la
Dordogne toute proche !
Tu parles d’un coup de bol : à 14 heures, sous un
soleil de plomb, au milieu de baigneurs… toucher un
saumon, c’est incroyable ! Et la comparaison avec
l’attribut, fierté du taureau, s’impose à moi : quelles
cornes !
La canne plie, limite rupture… et mon Frédo de
mouliner furieusement…. le souffle court… sa poitrine
exhalant un sifflement aigu.
"Nom de D… "! S’il continue ainsi il va claquer !
Le combat dure, dure… chacun restant sur ses
positions : la truite refusant de venir, le Frédo
refusant de céder un pouce de soie.
Le poisson commence enfin à donner des signes de
fatigue. Il cède peu à peu du terrain et, centimètre par
centimètre, la soie regagne le moulinet.
- "Nom de D… Nicolo, elle doit être monstrueuse !
écoute, écoute les gens sous le pont comme ils crient
tellement elle est grosse ! "
En effet de sous le pont remontent des Oh… Ah…
Hou… Aïe…
Le poisson cède peu à peu. Vaincu, il ne va pas
tarder à apparaître.
J’en ai même oublié ma mission épuisette. J’aurais
pourtant dû me précipiter au bord de l’eau. Mais à
quoi bon ! Avec mon "épuisette éprouvette", je
n’aurais pas l’air d’un C… face à un aussi gros
poisson ! Il ne rentrera jamais !
Soudain, deux mains jointes sur un énorme ventre
tout blanc, gros comme un oeuf de dinosaure,
apparaissent… comme, dans un cauchemar, une paire
de seins nus monstrueux brassant frénétiquement
l’air.
La "chose" apparaît enfin entièrement, hurlant de
douleur, agrippant désespérément le bas de ligne du
Frédo qui pompe toujours frénétiquement, avec des
"han" appuyés, la tête dans le cou !
Tout à son combat, il n’a toujours rien vu : Le
streamer est logé jusqu’à la garde dans un sein !
- "Nom de D… ! Mais… mais c’est pas un poisson, ça !".
Il a, enfin, compris ! Sa face vire à la couleur craie.
Hagard, les yeux fous, le voilà parti en un "sprint"
effréné : la soie se déroule à toute vitesse,
le "Snowbee Large Arbor" chante jusqu’au "clac"
final… qui retentit comme un coup de fouet, arrachant
à la pauvre malheureuse un ultime hurlement de
douleur !
Et, depuis, chaque fois que je franchis un pont… à
pied, en voiture ou à vélo, je ne puis retenir un fou
rire en songeant à "LA GROSSE DU PONT" !
TEXTE : J.C. Nicolo